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Atelier de recherche en création littéraire
30 janvier 2015

La créativité dans les ateliers d’écriture à l’université ? Michèle Monte et Lucile Gaudin-Bordes

La créativité dans les ateliers d’écriture à l’université ?

 

Dans la continuité de l’article de Michèle Monte et Corine Robet  2013 consacré aux retours écrits de l’animateur[1] sur les textes produits en atelier, nous avons souhaité revenir sur le regard que peut porter l’animateur sur les textes produits en atelier en posant la question plus spécifique de la prise en compte de la « créativité » dans les productions des participants à un atelier d’écriture universitaire.

Réfléchir à la notion de créativité, que nous préférons à celle d’ « originalité » souvent utilisée dans le système scolaire mais qui confronte le scripteur à une sorte de double-bind, implique de se confronter au paradoxe suivant : en atelier d’écriture, on évalue la façon dont un scripteur s’empare d’une consigne sans en être esclave, comment il en fait un tremplin pour l’avènement d’un sujet de l’écriture qui lui est propre. La dimension évaluative, « difficile à gérer pour l’animateur d’atelier » (Monte & Robet 2013), l’est d’autant plus qu’elle essaie de mesurer non seulement la conformité du texte à une consigne, ou à une norme, mais également sa non-conformité. Plus exactement, l’animateur veut conduire les participants à analyser par eux-mêmes non seulement la façon dont ils ont mis en œuvre la consigne mais aussi leur rapport aux différents modèles d’écriture qu’ils ont intégrés plus ou moins consciemment et dont on trouve des traces dans leurs textes. L’enjeu est de faire de ce rapport un objet de réflexion critique, de sorte que les scripteurs puissent progressivement devenir autonomes dans leur travail de réécriture et que l’évaluation de l’animateur soit perçue comme une aide dans ce travail plutôt que comme une sanction.

Nous nous sommes donc posé la question des outils et stratégies que l’animateur peut (doit ?) mettre en place pour valoriser l’émergence d’une voix singulière au sein d’un atelier qui reste un lieu d’acquisition de savoirs et de savoir-faire.

Nous proposons, après avoir réfléchi sur les principales entraves à la créativité dans les textes produits en atelier, de voir comment la notion peut être convoquée a priori et a posteriori par l’animateur.

 

  1. Les écueils à la créativité

En nous fondant sur nos pratiques d’animation en atelier à l’université de Toulon, nous avons recensé quatre types d’écueil à la créativité entendue au sens large comme « l’émergence d’une voix singulière »[2] :

-        le plat 

-        le joli

-        le déjà-vu, le cliché 

-        l’incongru

Chacun de ces quatre écueils correspond à une posture énonciative que l’étudiant doit pouvoir repérer pour l’éviter.

 

1.1.          Le plat

Dans un texte « plat », on n’entend personne. L’écriture calque à ce point les discours de tous les jours qu’on a l’impression d’un concentré de doxa et qu’on attend en vain une voix plus personnelle.

Ex :

Quand je pense à ma vie, je trouve que je l’ai plutôt bien réussie pour l’instant. J’ai un appartement très sympa qui est suffisamment grand pour notre chat… et notre couple.  Notre famille est présente pour nous, comme on l’est pour eux, même si on ne vit pas à côté de chez eux, mais plutôt  à des centaines de kilomètres ! Nous profitons de chaque période de vacances pour retrouver nos familles et nos amis qui sont dans le Nord. Ils ont de la chance qu’on les aime car qu’est-ce qu’on se les gèle ! Même le chat ne veut pas sortir de son panier tellement il a froid quand on est là-haut. Je ne regrette pas d’être arrivée dans le Sud pendant mes études supérieures, j’ai dit bye bye à la pluie et aux gros manteaux bien chauds pour dire bonjour au soleil et à la chaleur. En plus, de la chaleur et du soleil, j’ai rencontré des personnes fantastiques à l’université qui font partie intégrante de ma vie. J’ai d’ailleurs rendez-vous avec l’une d’entre elles pour rejoindre les deux autres chez Sara. 

Depuis la fin de nos études, c’est rendez-vous chaque semaine chez l’une ou chez l’autre pour un après-midi à papoter de n’importe quoi. Aujourd’hui, c’est chez Sara et la semaine prochaine ce sera mon tour de les accueillir chez moi. Il faut d’ailleurs que je pense à remplir mon frigo car ce n’est pas mon glouton de mari qui le fera. Mais bon, j’ai encore une semaine pour le faire. Il vaut mieux que j’y aille à la dernière minute, sinon Nico ne va rien nous laisser ! Pour l’occasion, mon adorable mari nous laissera l’appartement. Les filles l’apprécient mais c’est notre après-midi. 

Heureusement on a pu se revoir pendant l’année et les vacances.  Depuis  la fin de nos études respectives, nous nous retrouvons pour de petites après-midis entre filles, nous avons aussi l’avantage de vivre dans des villes voisines, ce qui facilite nos rendez-vous hebdomadaires. Parce que sinon,  bonjour les kilomètres et le temps dans les bouchons !

 

1.2.          Le joli

Dans un texte « joli », on entend le style, dans son acception collective, comme « mode d’expression verbale correspondant à certaines normes formelles » (TLFi) susceptibles d’évoluer en fonction de l’époque, de l’institution scolaire, et des imaginaires langagiers[3]. C’est « le vieux style » dont se moque Beckett dans Oh les beaux jours en étiquetant ainsi les syntagmes ou . L’école est la gardienne de ce style, notamment dans l’apprentissage de l’écrit au collège.

Ex :

Arrivé à la bibliothèque, je me suis faufilé par la porte de secours qui reste toujours ouverte depuis que Mme Brown est devenue propriétaire. À l’intérieur tout était calme, pas un bruit. Il y avait de longues allées bordées par d’immenses étagères. Les livres escaladaient les meubles jusqu’au plafond. Rien n’avait changé depuis mon adolescence. Le sol était toujours recouvert de ces dalles marron, et les murs peints d’un rouge sang profond. Les romans bien rangés se succédaient les uns derrière les autres, mêlant leurs douces couleurs à la forte odeur des pages jaunies. Je planais dans cette atmosphère rassurante qui me faisait penser à la vieille bâtisse de ma grand-mère.

 

               On aura noté par exemple l’emploi soigné des adjectifs, fréquemment antéposés, ainsi que la structure sujet inanimé + verbe d’action (« escaladaient », « se succédaient ») qui permet d’animer une description.

 

1.3.          Le cliché

Dans le texte « cliché », on entend le modèle, le prêt-à-parler. Bien entendu, selon les genres, le modèle peut varier. Dans l’exemple ci-dessous on reconnait le déroulé typique de la nouvelle fantastique (depuis le « plongeon » dans un autre univers jusqu’à la « chute » qui rabat le récit sur le rêve, en passant par des motifs comme l’animation des objets ou le visage masque muet), dans d’autres cas on retrouvera tous les « must » du roman gothique ou de la description romantique.

Ex :

Ce jour-là, rien ne s’était passé comme prévu. Il faut que je vous raconte. C’était un mardi, il me semble, je venais de sortir de ce fameux cours de langue médiévale. Je m’installai tranquillement à la bibliothèque. Je marchai paisiblement dans les rangées de livres jusqu’à en trouver un qui m’inspire un peu, je craquai sur Paris, une ville en images. Je pensais que cela allait me plaire, et j’avais raison, enfin, c’est ce que je croyais. Je plongeai dans un autre univers. Tout à coup, je me retrouvai sans m’en rendre compte dans les rangées, submergée par les nombreux livres. Ils étaient tous là, ils m’observaient. Certains s’approchaient un peu plus que les autres, me frôlaient, puis s’en allaient. […] Quelque chose m’empêchait de sortir de cet endroit. J’accélérai le pas, je ne voyais plus personne d’humain autour de moi. Seulement des lettres, des pages, des couvertures, des titres, des auteurs. Seulement tout ça. Mais en fait, je n’étais pas seule. Au milieu de tous ces objets vivants, il y avait un visage, le visage d’une jeune fille brune, qui dépassait d’une des étagères. Je lui parlai, mais elle ne daigna pas me répondre. Elle ne cessait de m’observer. D’un coup, elle disparut derrière l’étagère. J’avais l’impression que sans même me parler, elle m’avait demandé de la suivre. Je m’exécutai […]. Les livres commencèrent à se jeter sur moi. Tous en même temps, ils se mirent à me griffer avec leurs pages, à me frapper avec leurs couvertures. Des griffures ornaient mon corps, je saignais, j’étais complètement sonnée, je ne comprenais plus rien, ils avaient eu raison de moi. J’étais allongée par terre, je protégeais mon visage en l’entourant de mes bras. Dans tout ce vacarme, j’entendis des bruits de pas se rapprocher de moi. C’était sûrement cette jeune fille brune. Je sentis qu’on me tapait sur l’épaule, mais avec délicatesse, ce qui ne m’empêcha pas de sursauter. J’entendis alors une voix : « Hé Elo ! On a cours dans dix minutes, qu’est-ce que tu fais encore à ? Bouge toi un peu ! ». Émilie venait de me réveiller, je crois bien que l’ancien français m’était monté à la tête.

 

1.4.          L’incongru

Dans le texte « incongru », on entend du bruit (au sens informationnel). Le contenu référentiel est riche mais les points de vue et les styles s’entrechoquent de façon désordonnée. Les changements de lieux, d’époque sont souvent abrupts et peu compréhensibles. L’univers du scripteur reste partiellement hermétique au lecteur.

Ex :

Il était une fois un Phénix cendré de son plus bel apparat.

Il revenait tout juste de l’Enfer, où on lui fit mordre la poussière. Il aurait aimé s’évader et découvrir le Paradis. Mais dans cette immensité que sont les ténèbres, il ne trouva pas le chemin. Ce n’est pourtant pas faute de l’avoir cherché. Il se résigna alors à se laisser consumer pour pouvoir ensuite renaître de ses cendres. Il aura peut-être la chance de retourner en Provence. Il adore l’amande. Mais pour lui, son odeur ne vaut tout de même pas celle de la lavande qui fait penser au soleil et au repos.

 

L’incongru réside ici dans la juxtaposition entre un univers mythique et des notations réalistes, et entre l’énonciation distanciée du conteur et le point de vue interne du personnage[4].

Dans le cadre de l’atelier-témoin, au vu du groupe d’étudiants présents, nous nous sommes concentrées sur deux écueils (le plat et le cliché). Identifier ces écueils s’avère utile dans les deux approches a priori et a posteriori de la créativité.

 

  1. La créativité a priori : l’invention des consignes

 

Conscient de ces écueils, l’animateur soucieux de favoriser la créativité des productions en atelier choisira des consignes qui, tout en donnant des outils pour écrire, permettent d’installer une forme d’insécurité, une perte de maîtrise chez l’écrivant. Ces consignes pourront être d’ordre énonciatif (choix d’un point de vue), syntaxique (enlever les adjectifs, travailler les frontières de la phrase), générique (détourner, réinventer, hybrider, baliser), trans-sémiotique (apport des autres arts).

Les consignes mises en œuvre dans l’atelier-témoin[5] ont donc été pensées pour poser en face de chacun des écueils auxquels pouvaient être confrontés les étudiants un « geste créatif » dont l’objectif était double : identifier l’écueil, proposer une solution d’écriture mobilisant un outil linguistique facilement réutilisable par l’étudiant.

Ces gestes étaient les suivants :

-        un geste préalable : réécrire (séance 2)

-        traquer le cliché (séance 3) : contre le prêt-à-parler 

-        fuir le joli (séance 4) + travailler à l’économie (séance 5), détraquer la phrase (séance 8) : contre le vieux style 

-        oser le point de vue (séance 6 et 7) : contre le plat 

 

2.1.          Un geste préalable : réécrire

 

Lors de la première séance de l’atelier-témoin, les étudiants ont écrit la 4ème de couverture d’un roman publié en poche qu’ils n’avaient jamais lu et dont ils avaient sous les yeux la couverture illustrée. Cet exercice, « une couverture pour deux », consiste à imaginer l’histoire racontée dans le livre, avec pour phrase d’amorce C’est l’histoire d’un homme/d’une femme qui… et à comparer sa proposition avec celle du voisin (il y a un roman pour deux étudiants).

La deuxième consigne donnée lors de cette séance était que chacun écrive la première page correspondant à son résumé.

En séance 2, il a été demandé aux étudiants de formuler des propositions de réécriture sur les textes des autres, et de reprendre leur première page en fonction des suggestions qui leur avaient été faites.

La formulation des pistes de réécriture « entre pairs » a obligé chacun à adopter la posture réflexive, méta-, à laquelle nous souhaitions les sensibiliser[6] via la critique constructive du texte des autres ou via l’explicitation de leurs propres intentions d’écriture et des moyens choisis pour les réaliser.

Nous avons pu ainsi mettre en avant les différentes opérations de réécriture possibles : réduire/étoffer, structurer/restructurer, déplacer (copier/coller), décaler (changement de narrateur, de point de vue, de niveau de langue, de lexique… autant de propositions faites « à chaud » par les étudiants).

Chacun étant à la fois source et cible de propositions, l’horizon du texte est apparu clairement : arriver à « réajuster ses propres intentions d’écriture » (Pimet &Boniface 1999/2008 : 199), en prenant en compte les enjeux de son texte d’une part, les attentes des lecteurs d’autre part.

La réécriture, placée ainsi en amont de l’atelier, n’est plus envisagée comme un après du texte, une opération a posteriori visant à « corriger », « rectifier » un texte déjà existant et autonome, mais comme une étape du processus créatif (voir 3.).

 

Production 1

 

 ● Ecrire la première page du roman, d’après notre interprétation de la couverture.

Roman support : Dominique Barbéris, Quelque chose à cacher.

Contrainte matérielle : 1 page réelle (formater avec l’ordi) " si elle se termine au milieu d’une phrase, ce n’est pas grave, la laisser non terminée.

 

Texte 1 :

    Cela fait maintenant trois mois que tout se passe de la  même manière. Depuis que cela m’est tombé dessus, je ne sais quoi faire. Depuis que Henri est au courant de ce que j’ai fait, il ne peut s’empêcher de me regarder avec haine et dégoût. Même si je le comprends, je n’admets pas qu’il puisse se comporter d’une telle façon. La semaine dernière, je crois que sa haine a atteint son comble. J’ai vu la furie dans son regard, lorsqu’il m’a, de force, amenée à nouveau dans la chambre tout en haut du château, celle qui donne sur le jardin. Cette fois-là, il est encore parvenu à contenir sa colère, il m’a juste enfermée, et est parti. Il n’est revenu qu’une   dizaine d’heures plus tard. Mais hier, en fin de matinée, alors qu’il m’amenait à nouveau dans cette espèce de cage, il ne m’a pas enfermée seule. Il n’est pas ressorti, mais a fermé la porte, avant de glisser la clé dans sa poche arrière. J’ai alors compris ce qui allait se passer, même si j’espérais me tromper. J’étais toujours plaquée au mur, et lui s’avançait petit à petit, me faisant signe de me taire. Je voyais dans ces yeux ce que je n’avais jamais vu auparavant. Il semblait être un autre homme, un homme qui m’était inconnu. Plus il avançait, plus la peur montait en moi, je ne savais pas quoi faire, mais je ne savais pas ce qu’il allait faire non plus. Mais il ne mit pas longtemps à révéler ses intentions. Tout à coup, il s’empara de

 

Pistes de réécriture :

-        Ajouter un cadre isolé, renforcer la description, faire intervenir des éléments du décor

-        Insister sur le lieu clos

-        Montrer qu’elle a vraiment peur sans le dire vraiment

-        Instaurer un compte à rebours

 

Texte 2 :

 

         Neuf heures. Il m’a dit qu’il me laisserait là pendant neuf heures. Je suis assise par terre, dans l’angle de la chambre. Mis à part un lit et une commode, il n’y a rien autour de moi. Si je ne me trompe pas, il doit être quatorze heures.

Huit heures. Cette pièce m’intrigue. J’ai beau être chez moi, je ne reconnais rien. Les murs sont ternes, éraflés à certains endroits. Voilà pourquoi il ne voulait jamais que j’entre dans cette pièce.

Sept heures. Mon ventre gargouille, la soif m’envahit, mais il n’y a rien. Je ne peux ni boire, ni manger, ni même aller aux toilettes. Il a barricadé la fenêtre, donnant en temps normal sur le jardin, mal entretenu. Je n’entends aucun bruit.

Six heures. J’explore la chambre, fouillant les tiroirs de la commode. Il les a vidés, bien sûr. Il pense à tout. Juste une boîte en métal reste dans le dernier tiroir, mais elle est fermée avec un cadenas. La boîte s’explose par terre, mais le cadenas ne se casse pas. Contre les murs ? Contre le lit ? Il est toujours intact, j’abandonne.

Cinq heures. L’heure approche, mes yeux se ferment de plus en plus, le sommeil m’envahit, ainsi que la solitude. Le monde extérieur n’existe plus, il n’y a rien d’autre que cette pièce, et moi.

Quatre heures. J’ai dormi, mal, mais j’ai dormi. J’aurais préféré rester dans ce sommeil et ne pas me réveiller, car la réalité s’offre à nouveau à moi. Mais quelque chose a changé, j’avais laissé la boîte près du lit, elle est maintenant posée sur la commode.

Trois heures. Il est venu pendant que je dormais, c’est la seule solution. Mes jambes se mettent à trembler. Qu’a-t-il fait d’autre ? Je retourne la pièce de fond en comble. Rien, rien de plus. C’est vraiment bizarre que je n’aie rien entendu.

Deux heures. Des bruits de pas envahissent la maison, ce doit être lui.  J’ai l’impression qu’il fait les cent pas, il ne cesse de monter et descendre les escaliers. Il attend que ce soit l’heure.

Une heure. Les larmes coulent, je l’entends devant la porte. Un léger grincement de clé surgit, elle tourne, la cage s’ouvre. Son ombre s’avance petit à petit, la sueur coule le long de mes […]

 

Commentaire métaréflexif :

 

Ma première version est plutôt plate, lassante, même si elle laisse entrer du mystère. Il me semble que j’en dis trop, j’explicite trop les sentiments de cette femme, alors que je pourrais le faire implicitement. Je n’ai pas assez appuyé sur le cadre, le décor, alors qu’il peut jouer beaucoup dans le ressenti du lecteur.

La deuxième version est beaucoup plus convaincante, prenante. J’ai suivi les pistes données lors de l’atelier. L’idée du compte à rebours donne beaucoup de sens au texte, le lecteur attend ce qui va se passer lorsque le temps sera écoulé, et cela lui donne envie d’aller jusqu’au bout du texte. Cette réécriture est selon moi réussie : c’est dommage que nous n’ayons pas pu travailler encore ces textes-là !

 

Production 2

 

Texte 1

 

         Un hurlement. Dans la pénombre de la chambre du petit Matthieu retentissaient les pleurs du petit bout d’à peine huit ans.

         Dans le couloir, on entendait déjà les pas de la sœur de garde de l’orphelinat. Sainte Barbara ouvrit la porte de la chambre, alluma les lumières et se dirigea sans plus attendre vers le lit de l’enfant, enfoui dans ses draps trempés  de sueur de cauchemar.

         D’un geste maternel, Sainte Barbara tira sur le linge et prit le jeune Matthieu dans ses bras. Le berçant légèrement, elle lui chuchota tout doucement :

         «  Allons, allons, c’est fini… Chut… Encore ce mauvais rêve ? 

­         - Moui, chuinta le pauvre petit, dont le visage angélique était marqué par les larmes… Il me courait après puis je me suis retrouvé emprisonné dans sa barbe… 

         - C’était un mauvais rêve. Encore une fois… Il faudra bien un jour que tu oublies ce mauvais film. Quelle idée aussi que de l’avoir regardé. Tu es encore trop jeune pour pouvoir ne serait-ce qu’envisager regarder ce genre de film noir. »

         Le petit Matthieu, un brin calmé par Sainte Barbara, voulut se défendre. Mais la sœur le connaissant poursuivait :

         « L’oncle à barbe n’est qu’une fiction, Matthieu. Personne ne viendra t’enlever. Allez, retourne te coucher et ne pense plus à cette histoire. Demain tu as une grande

 

                                                                                                                     

Pistes de réécriture :

- Réécriture complète conseillée
- Récit du rêve, contribuant au trauma de l'enfant
- Continuer de jouer sur le signifiant[7]

 

 

         Les draps bougent. On y devine un corps d’enfant.

         Poursuivi par un géant tout barbu, il court… Il court, immobile dans son lit.

         Cet homme qui le pourchasse, l’oncle à barbe, est d’une nature barbantuesque… Les poils bougent dans tous les sens. On peut y voir des courts et des longs.

         « Elle est barbifique, ma barbe… Viens lui faire un câlin ! »

         Ça remue encore plus… L’enfant en perle de sueur…

         Il a beau se cacher, la barbe le retrouve toujours. Elle le flaire, et l’oncle à barbe parvient à le rattraper en quelques coups de menton.

         Parvenu à se hisser dans un petit trou, il attend en frémissant. Il se recroqueville et puis soudain… une vision barbesque ! Telle une main d’aveugle tâtant son chemin, il aperçoit une tresse de barbe, puis deux, se faufilant dans son refuge provisoire. Elles le cherchent. Il a beau reculer, tôt ou tard, il ne pourra plus. Pris au piège, il retient sa respiration, comme si les poils de la barbe ne captaient que le dioxyde rejeté par ses poumons.

         La couverture tombe, l’enfant en position fœtale gémit de plus en plus fort, tremblant de tout son corps.

         Les bras barbiques s’avancent vers lui, il prie. Un brin l’effleure. L’ensemble immonde de la barbiche de l’oncle s’arrête. Les ramifications poilues l’ont trouvé. D’autres entrent dans la cavité et l’agrippent fermement. Ça y est, c’en est fini de lui.

         Il crie. Il hurle. Il se débat dans ce qu’il reste de son lit. Des pas dans le couloir.

         Il s’accroche à ce qu’il peut pour résister à la force qui le tire vers l’extérieur. Il entend à nouveau l’oncle à barbe qui susurre :

         « Elle est barbifique, hein ? Allez, viens ! Elle veut te faire un câlin. »

Les poils hirsutes le démangent, le brûlent et le hissent petit à petit dans sa future geôle. Engloutis dans l’affreuse et gigantesque barbouze, il retrouve d’autres enfants effrayés.

Les lumières s’allument, et Sainte Barbara entre dans

 

Analyse métaréflexive :

 

Moi-même je n’étais pas du tout satisfait de mon premier texte. Un incipit digne d’un vieux film en noir et blanc. Pour moi, la créativité c’est aller là où on ne nous attend pas, et j’ai fait tout l’inverse. J’ai collé au plus près à cette vision du cauchemar de film d’horreur. Le texte réécrit me permet de retrouver ce côté farfelu, ce jeu sur les mots que j’affectionne également, et de toucher à l’imaginaire.                                                                                                                   

2.2.          Traquer le cliché : contre le prêt-à-parler

 

Le premier objectif de la séance était de « sensibiliser » les étudiants aux clichés, de faire en sorte qu’ils les entendent, et dans un deuxième temps ne les convoquent que pour s’en démarquer, ou n’en produisent plus qu’intentionnellement.

L’exercice de « la carte postale » consiste à écrire une carte postale en imitant la banalité des propos associés à ce genre de discours. Dans un second temps, l’animatrice demande aux étudiants de réécrire le contenu du message en évitant tous les clichés.

 

Production 1

 

Ma marmotte,

J’espère que tes vacances se passent bien. Ici, tout est trop cool. Le soleil brille, les oiseaux chantent, on va à la plage tous les jours. On a même été visité le phare. En plus, mamie fait des crêpes pour le goûter. Vivement la rentrée que je te raconte tout !

Bisous

Nanou

 

Production 1’ (sans clichés)

 

Mon petit mouton d’amour,

Je bronzais sur cette longue plage pleine de touristes en train de cramer à cause du soleil, quand ma mère est venue m’obliger à t’écrire une carte. Mais je sais pas quoi t’écrire moi, y’a des espèces de touristes qui font mine d’être intéressés devant le phare,  y’a des vendeurs qui hurlent sur toute la plage pour vendre leur maudites glaces déjà fondues. Y’a pas grand-chose d’intéressant ici.

On se voit dans 33 jours exactement, à la prochaine.

Bisous-nez

Ton mouton chéri

 

En les mettant en œuvre volontairement, les étudiants remarquent à la fois le « vide sémantique » des clichés et leur dimension collective, voire leur efficacité pragmatique (il est très difficile d’écrire une carte postale sans avoir recours aux clichés !).

Le dernier exercice de la séance avait pour objectif de « retourner » les clichés, et les stéréotypes[8] qu’ils véhiculent, pour en faire un outil de singularité, voire un vecteur de créativité. Cet exercice, conçu à partir du texte de Michèle Desbordes, Un été de glycine, consiste à décrire un objet en posant comme point de départ « ce qu’il n’est pas » (vs ce qu’on s’attendrait à ce qu’il soit)[9]. Grâce à la description négative (au double sens de ce que l’objet n’est pas et de ce que le texte révèle par défaut, en creux, de ce qu’il devrait être), l’étudiant est amené à poser stéréotypes et clichés comme un stock disponible de représentations et de formulations pour donner a contrario une vision singulière de l’objet, prolongée par un travail sur l’analogie (X n’est pas que X, c’est aussi Y)[10].

 

Production 1

 

Son regard n’était pas celui qui rassure dans les moments de doutes.

Cette main n’était pas celle qui retient avant de tomber.

Son odeur n’était pas celle qui apaise en s’endormant.

Ces gestes n’étaient pas ceux qui s’enroulent et qui réchauffent.

 

Elle n’est pas que certitude, mais aussi une sensation de solitude        ;

Elle ne vomit pas que des mots,  mais aussi des belles choses.

Elle n’est pas qu’un bisou sur le front, mais aussi un anniversaire oublié

Elle n’est pas que superficialité, mais c’est surtout un mirage

 

Ce n’est pas la plus belle, c’est aussi la plus pressée, en vrai elle est jamais là.

Ce n’est pas la fierté, c’est aussi la honte, en vrai elle est l’indifférence.

Ce n’est pas un analgésique, c’est aussi punir, en vrai elle est douleur.

Ce n’est plus une fille, c’est aussi une épouse, en vrai c’est ma mère.

 

Derrière ses maladresses de syntaxe, ce texte poignant montre que certains étudiants se sont emparés de la consigne pour s’autoriser à dire des choses qu’ils n’auraient peut-être pas dites autrement. En effet le stéréotype dit aussi la norme de comportement par rapport à laquelle sont évaluées nos conduites sociales, et montrer qu’il ne se vérifie pas, c’est aussi dire indirectement pourquoi on souffre.

 

Production 2

 

               La musique dont je vous parle n’est pas une musique comme les autres, rythmée avec un air mélodique plus ou moins entêtant, que l’on aime écouter après l’avoir mise sur son mp3.  Cette musique là n’est pas uniquement figée sur une partition, attendant qu’on la rejoue avec ou non une interprétation différente.

               Cette musique n’est pas qu’une simple suite de notes composée par son auteur, c’est un son qui ne veut qu’être ressenti par son auditeur. Passer outre ses oreilles et pénétrer chaque cellule de son corps jusqu’à la chair de poule. C’est une humeur changeante, selon le jour et l’envie. Elle peut être tout cela, mais aussi bien plus : bonheur auditif dépassant l’entendement ou oraison de par sa mélancolie…

               Mais au final, cette musique n’est pas une musique. Puissante et parfois omniprésente, c’est un réel sentiment qui émeut… qui m’émeut. N’ayant pourtant qu’une tonalité, elle est parole. Et plus que parole, un mot ou deux bien particuliers. Ceux à qui l’on pense, ceux qui nous viennent en tête à des moments précis. Enfin, dépourvue de corps, ce sont des larmes perlant d’un souvenir, une image ancrée dans la mémoire et qui jamais ne disparaît.

 

Ce deuxième exemple montre qu’il est difficile de demander à un étudiant débutant un texte « sans cliché ». En effet, même si l’étudiant veille à ne pas tomber dans un type d’écriture, il n’évite pas le lieu commun de la musique qui est plus que musique et qui pénètre l’âme. C’est pourquoi la distinction théorique entre stéréotype et cliché est importante : le lieu commun ou stéréotype[11] est au fondement de nos croyances collectives, que les textes réactivent sans cesse. Il était également au fondement des belles-lettres qui en proposaient de multiples déclinaisons textuelles. Les réflexions actuelles sur les processus interprétatifs ainsi que sur le fondement de nos raisonnements et de nos valeurs sociales amènent à relativiser la recherche d’originalité promue par le romantisme et devraient conduire à mettre l’accent, dans la didactique de l’écriture littéraire et dans les ateliers d’écriture, non pas tant sur une improbable originalité que sur les variations créatives autour des lieux communs. Par ailleurs il n’est pas interdit de penser que le travail sur la langue contribue précisément à faire émerger du nouveau dans nos représentations, mais un nouveau qui n’est pas originalité radicale mais plutôt déplacement de nos horizons d’attente[12]. D’où la priorité à donner, à notre avis, au travail sur le cliché ou stéréotype d’écriture

 

L’objectif de la séance a, de ce point de vue, été atteint : les étudiants qui avaient tendance à produire des clichés n’en ont plus produit, sinon intentionnellement, dans la suite de l’atelier. L’écueil, identifié, a été évité et certains étudiants sont allés plus loin en appréciant positivement son potentiel créatif[13].

 

2.3.          Pourrir le joli (séance 4) + travailler à l’économie (séance 5), détraquer la phrase (séance 8) : contre le beau style 

 

Contre le beau style, on a mobilisé trois consignes complémentaires :

-        le « pourrissement des belles choses » : sur le modèle de la rubrique du même nom dans l’émission radio La cellule de dégrisement proposée sur France Inter par Philippe Colin, les étudiants doivent « pourrir » un texte qu’ils trouvent « joli »[14] (texte choisi par eux avant de connaître la consigne) en l’entrelardant de fragments discursifs parasites.

-        travailler à l’économie : à partir d’une photographie prise dans la bibliothèque universitaire où avait lieu l’atelier, écrire le texte le plus détaillé, le plus exhaustif qui soit, puis, dans un deuxième temps, réduire ce texte à la manière d’Emmanuel Hocquard dans Album d’images de la villa Harris[15]pour faire ressortir les lignes de force de la photo, les éléments mis en tension, en évitant le matériel du joli (adjectifs, adverbes, images...).

-        détraquer la phrase : à la manière de Fiorina Ilis dans La Croisade des enfants, écrire à la 3ème personne et au passé, du point de vue interne[16] et sans ponctuation forte, un long paragraphe consacré à un personnage qui se trouve dans une file d’attente pour monter dans un bus. Le texte, suspendu à sa virgule finale, est ensuite « cousu » avec le texte du voisin de droite. On obtient ainsi un texte collectif créant un fort effet travelling avec juxtaposition des différentes consciences construites par le point de vue interne.

 

Geste 1 : pourrir le joli

Ex :

 

La tirade du nez nananére

 

Ah ! Non ! C'est un peu court, jeune homme ! Faut penser à mal, là… Ou j’ai l’esprit mal placé ?
On pouvait dire... oh ! Dieu ! Oui c’est moi, que voulez-vous ?... bien des choses en somme... du genre 2+2 = 4 ?

En variant le ton, la lalala la laa —par exemple, tenez moi ceci et rendez-le moi après:
Agressif : « moi, monsieur, si j'avais un tel nez, Il est beau ? Hein ? Son nez… Un bonnet…

Il faudrait sur le champ de marsque je me l'amputasse C’toi la p… la tasse ! »

Amical : « mais il doit tremper dans votre tasse : S’il éternue, ça fait jacuzzi non ?
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! » s’il est assez grand, il pourra s’y allonger dedans

Descriptif  A votre gauche : « c'est un roc ! ... A votre droite c'est un pic... c'est un cap et d’épée. Bon visionnage !

Que dis-je, c'est un cap ? ... c'est une péninsule ! »  c’est vrai qu’il galère pour l’insulte… il n’aurait pas à se tirer le nez s’il savait jurer…

Curieux : « de quoi sert cette oblongue capsule ? A faire un expresso si c’est une Nespresso, Ignare !

D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux, à citrons, à cicatrice, ou à six scies impératrices? » […]

(à partir de « la tirade du nez » dans Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand)

 

Geste 2 : travailler à l’économie

Ex 1 :

               Au premier plan un meuble dont le cadre est de couleur claire. A l’intérieur, sept ouvrages sont disposés d’une façon plus ou moins ordonnée. Certains sont ouverts, cinq pour être précis, et deux seulement sont fermés. Le fond de ce meuble difficilement identifiable par l’affût de tous ces livres, est bicolore. On y distingue une bordure blanche épaisse sur les côtés Ouest et Est et une plus fine au Nord et au Sud.

               Des taches blanches et pures parsèment la photographie, certaines circulaires d’autres de forme linéaire. On peut d’ailleurs en observer une quasiment parfaitement circulaire en plein milieu du livre qui se trouve le plus à droite dans le coin supérieur du meuble.

               De façon générale, les livres ouverts sont plus ou moins colorés ; ceux qui demeurent fermés semblent plutôt écrus.

               Au second plan, une baie vitrée dans laquelle se reflète le cercle lumineux décrit précédemment. Enfin derrière cette fenêtre, à moitié cachées par le meuble du premier plan, deux chaises longues sont posées sur le sol. Dans le coin supérieur droit de la photographie se discerne un morceau de chaise.

 

Réécriture à la manière d’E. Hocquard :

 

               La tache. Sur le livre. Blanche, éclatante. En symétrie, la même tache. Dehors. (C’est le reflet). Plus petite.

 

À partir des textes détaillés, on obtient ainsi une série de fragments qui reconfigurent la description autour d’une saisie perceptive singulière.

Ex 2 :

 

Il y a l’étagère, ce qu’elle supporte. Les ouvrages sur Musset au premier plan. Les œuvres de Musset au premier plan. Ce qui est, toujours, devant. L’étiquette ou le titre. Le savoir est à l’intérieur.

 

Ex 3 :

 

Il y a la voiture, ne bouge pas. Prend la lumière. BIBLIOTHEQUE (chute de la lumière sur le bâtiment). Sombre.

 

Geste 3 : détraquer la phrase avec Fiorina Ilis

Ex 1 :

 

Jean-Jérémie retroussait ses narines et frottait ses yeux larmoyants, il se trouvait fort incommodé car, outre le crachin révoltant qui n’avait cessé d’assaillir la ville ces trois derniers jours – ça n’était pas vraiment négligeable par ailleurs car, allons bon, ça faisait également partie de ces événements indésirables aptes à vous chambouler une journée – la jeune fille, quoique attirante selon certains canons modernes proprement incompréhensibles, s’était décidément beaucoup trop parfumée, et les effluves épicés du produit lui donnaient un début de nausée qui, il le savait, n’aurait de cesse de s’étendre dès l’instant où il aurait posé le pied dans le bus, si toutefois le chauffeur dudit bus daignait finalement ouvrir la porte afin de laisser entrer la petite troupe de voyageurs trempés, Jean-Jérémie certes, mais aussi la mauvaise égérie de Chanel devant lui, le genre de chasseur ivre qui se frayait un chemin par la gauche pour passer devant tout le monde, la vieille dame derrière, celle qui lui donnait des coups de parapluie à intervalles réguliers, dans le mollet, toutes les vingt-cinq secondes,

Ugo les regardait ces vingt-cinq parapluies, en se disant que ce n’était pas quelques gouttes qui allaient les mouiller, il ne comprenait pas car en plus, tous allaient bientôt monter dans le bus et allaient ralentir la foule en galérant à le refermer, il imaginait déjà le chauffeur s’impatienter et si ça se trouve râler, il voyait tous ces pecnauds (?) qui toquaient presque à la vitre du bus pour que le chauffeur daigne activer l’ouverture des portes, pensant se trouver en Sibérie, alors que lui, Ugo, savait ce que c’était le froid de Sibérie contrairement à tous ces frileux qui n’étaient très probablement jamais partis en Sibérie, d’ailleurs il aimerait  vraiment rentrer chez lui, car la vision de toutes ces pines d’huîtres le faisait gerber, ça le rendait dingue, « Pathétique », c’était le mot qui lui venait en tête, non seulement en voyant leur comportement mais aussi en remarquant cette femme ridicule avec sa doudoune polaire surjouant le fait qu’elle ait froid, 

 

               Outre le beau travail de couture que constitue le glissement des coups de parapluie toutes les vingt-cinq secondes au regard d’Ugo sur les vingt-cinq parapluies, on remarque dans ce texte une tension productive entre l’homogénéité de la syntaxe, et la différence de langage et d’habitus des deux personnages. Ce genre de texte témoigne du parcours que peuvent effectuer les étudiants au cours d’un semestre en s’appropriant des consignes qui les obligent à sortir de leurs routines sans pour autant leur imposer une uniformité.

 

2.4.          Oser le point de vue (séance 6 et 7) : contre le plat 

 

Pour amener les étudiants à la notion de point de vue, le premier exercice s’appuie sur les registres discursifs (parmi lesquels certains dits « littéraires », comme le pathétique, ou le lyrique, qui sont les mieux connus des étudiants et ne nécessitent qu’une rapide mise au point sur leurs caractéristiques stylistiques et leurs enjeux pragmatiques, la séance n’étant pas consacrée à la question – compliquée – des registres). Chacun doit écrire une lettre de rupture en adoptant un des registres proposés. L’exercice est un moyen de sensibiliser les étudiants au fait que le point de vue est construit, stylistiquement, par la mobilisation et la mise en convergence d’outils lexicaux (les plus souvent spontanément cités), mais aussi énonciatifs (choix des pronoms, des termes d’adresse, des procédés de référenciation et de caractérisation, choix des temps et modes verbaux…) et syntaxiques (travail de la ponctuation, longueur des phrases, phénomènes de dislocation et focalisation…).

 

Production 1

 

Adjectif reçu : gracieux

 

Les oiseaux vont et viennent d’Afrique ou d’ailleurs,

Une veste trop grande revient à son tailleur,

Comme un petit lapin fuirait le crocodile,

Un estomac tourné s’allège de sa bile…

 

Je retire ! Pardon ! Non ce n’est pas ainsi

Que je dirai les mots ; non, c’est plutôt ceci :

Je t’ai parlé d’amour sans doute un peu trop vite ;

M’en voudras-tu ma mie, si ce soir je te quitte ?

 

Production 2 :

 

Adjectif reçu : lyrique

 

Douce Laura,

Lorsque ces mots pesants te parviendront, sache que mon âme a été maintes fois torturée par l’annonce ô combien importante que je me dois de te faire. Depuis nos premiers printemps, nos rires ont parcouru les landes ; deux voix qui n’en firent qu’une, sautillante et guillerette, innocente et naïve dans le grand champ de la vie. Mais plus les années ont passé, plus les voix se sont mues en un écho pour ne finir par être qu’une mélopée se perdant entre les falaises rocheuses d’une sombre vallée. Tu as grandi pour devenir un érable, majestueux, chaleureux, offrant ses branches à la vie, tandis que moi je suis devenu ce saule pleureur, aux couleurs froides et pâles, se contentant de laisser ses rameaux pendre où ils le pouvaient. Nos différences sont mon tourment, notre éloignement est ma détresse qui, je le sais, est un fardeau que je me dois de porter. Non ! Nos âmes ne sont plus identiques, la mienne a sombré dans un néant insondable, et même si je chéris nos joies passées, il est évident que notre avenir est incertain. Autrefois même partie d’un tout, maintenant étrangers l’un pour l’autre, mon cœur soupire et rêve des instants passés, redoutant la solitude qui sera mon avenir. L’herbe desséchée que je suis devenu a donc décidé de quitter le jardin soigné qui n’était pas le sien, pour te laisser toi, l’élégante rose, s ‘épanouir […] Vis donc, je me contenterai de survivre.

Adieu alors, tendre amie.

 

À travers cette production, et à cette étape de l’atelier, on mesure bien la trajectoire accomplie par l’étudiant du cliché inconscient au cliché assumé.

 

Le point de vue est ensuite envisagé comme une notion linguistique, et les variations de point de vue comme un puissant moteur de créativité. Après avoir discuté du point de vue « externe » construit par Annie Ernaux dans son Journal du dehors et de la révolution que le choix de ce point de vue fait au genre (bien connu des étudiants) du journal intime, les étudiants se partagent les points de vue des témoins de la scène de la vieille dame sur la civière des pompiers devant le Franprix. Ils écrivent un texte à la première personne et au présent (le point de vue interne est « donné » par ces contraintes énonciatives), puis le réécrivent à la troisième personne et au passé, moyennant les quelques aménagements nécessaires au Discours Indirect Libre. Pour beaucoup c’est une révélation : il est possible de construire un point de vue interne à la 3ème personne, et l’immersion dans la conscience du personnage fonctionne presque mieux quand elle est ainsi prise en charge par un narrateur hétérodiégétique[17] !

 

Production 1

 

            Je ne comprends pas ce qui se passe. Je crois que je suis un peu sonnée. Je me retrouve à traverser un bout du quartier des Linandes, mais tout s’est si vite enchainé… Alors que je suis dans un état second, une couverture sur les jambes et sur le haut du corps, deux pompiers poussent la civière jusqu’au camion. Dans un élan de lucidité, je remarque que l’on a enlevé le drap dans lequel je m’étais réfugiée. Je peux vaguement distinguer l’enseigne du Franprix, et j’entends une petite fille parler dans tout le brouhaha de la foule que nous traversons.  Elle parle de sang ou je ne sais quoi. Je ne comprends pas trop pourquoi. Je ne sais pas non plus si les pompiers m’ont donné quelque chose avant de partir, mais j’ai la sensation de planer… Lorsque nous atteignons le camion, une voix crie un nom. J’essaie de tourner la tête, mais je ne vois qu’un ramasseur de caddies qui prend celui d’un client qui vient de partir en voiture.

 

Production 1’

 

            La vieille dame ne comprenait pas bien ce qui s’était passé. Elle était peut-être un peu sonnée. Elle se voyait traverser un bout du quartier des Linandes, mais tout s’enchaînait si vite… Alors qu’elle était dans un état second, une couverture sur les jambes et sur le haut du corps, deux pompiers poussaient la civière jusqu’au camion. Mais où était le drap dans lequel elle s’était réfugiée ? Elle distingua l’enseigne du Franprix, et elle entendit une petite fille parler dans le brouhaha de la foule. La petite parlait de sang. La vieille dame ne comprenait pas trop pourquoi. Elle avait la sensation de planer, les pompiers lui avaient peut-être donné quelque chose avant de partir. Une voix cria un nom lorsqu’ils atteignirent l’ambulance. Elle essaya de tourner la tête, mais ne vit qu’un ramasseur de caddies prenant celui d’un client qui venait de partir en voiture.

 

  1. La créativité a posteriori : l’importance de la réécriture

 

La réécriture, comme praxis consistant non à démarquer un autre texte mais à retravailler son propre texte, permet de développer sa capacité réflexive de lecture de soi, et d’intégrer la dimension temporelle dans l’élaboration d’un texte.

Son but est d’amener l’étudiant à tenir une juste distance par rapport aux normes que la confrontation avec d’autres textes lui permet de repérer, de manière à pouvoir éviter aussi bien ce qui est inutilement déviant que ce qui est inutilement conformiste.

Selon nous, la réécriture est réussie lorsque l’étudiant amène son texte à faire système, en en récupérant les hasards, en en éliminant certains, en travaillant sur les possibles de la première version pour arriver à un état maîtrisé. Elle implique que l’étudiant ait conscience de ce qu’il a fait, le texte n’étant plus réussi par hasard, mais par ajustement entre les intentions d’écriture et les attentes des récepteurs.

Un des enseignements de l’atelier-témoin est qu’il est très fructueux de consacrer une des toutes premières séances à la réécriture. Souvent conçue par l’animateur comme un travail a posteriori (et jusque dans le titre de cette partie !), elle est considérée par les étudiants d’une part comme facultative, optionnelle, d’autre part comme corrective, intervenant dans un deuxième temps, souvent temporellement et spatialement bien distinct du premier (on écrit en atelier vs on réécrit à la maison). Posée ici dès la deuxième séance comme geste créatif préalable à tous les autres, elle a permis que le postulat selon lequel un texte se travaille, s’ajuste, connaît plusieurs états, ait été d’emblée et durablement compris.

Nous en voulons pour preuve le fait que dans l’atelier-témoin, la réécriture s’est faite non seulement sur les textes spécifiquement choisis dans cette intention par les étudiants, mais aussi de séance en séance, les étudiants mobilisant d’une fois sur l’autre les outils présentés et les utilisant de manière tout à fait consciente et intentionnelle dans l’écriture d’une nouvelle dont ce n’était pas l’objectif a priori.

Nous avions envisagé la réécriture comme processus intervenant a posteriori dans la valorisation de la créativité, et pensé proposer aux étudiants de recomposer en un texte unique les textes écrits en atelier, ou de mettre en cohérence différents fragments du même atelier : il s’avère que la réécriture intervient aussi a priori dans la pratique des étudiants comme une sorte de « mémoire » de l’atelier mobilisable à tout moment, d’une séance à l’autre, ou dans un texte « somme » de fin de semestre conçu non plus comme la réécriture en vue de les articuler de textes d’atelier mais comme la mise en pratique du savoir-faire acquis en cours d’atelier dans l’écriture d’un texte inédit.

 

Bibliographie

 

Amossy Ruth et Herschberg-pierrot Anne, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan, 1997.

 

Bisenius-Penin Carole, « Écriture à contraintes et processus de création à l’université », dans Oriol-Boyer Cl. et Bilous D. (dir.),  Ateliers d’écriture littéraire, Paris, Hermann, 2013, p. 393-407.

 

Mongenot Christine, « Ateliers en licence et en master : de l’écriture littéraire de la critique à la découverte du texte », dans Houdart-Mérot V. et Mongenot C (dir.), Pratiques d’écriture littéraire à l’université, Paris, Champion, 2013, p.243-274.

 

Monte Michèle et Robet Corinne, « Les ‘retours’ écrits de l’animateur sur les textes produits en atelier : principes et effets », dans Houdart-Mérot V. et Mongenot C. (dir.), Pratiques d’écriture littéraire à l’université, Paris, Champion, 2013, p.359-386.

 

Piat Julien, « Vers une stylistique des imaginaires langagiers », Corpus 5, 2006, p. 113-141.

 

Pimet Odile et Boniface Claire, Ateliers d’écriture : mode d’emploi, Paris, ESF Éditeur, 1999.

 

SChapira Charlotte, « Les Stéréotypes : stéréotypes de pensée et stéréotypes de langue », CMLF 2014, http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20140801398.

 

Annexes

 

Cadre de l’expérimentation :

-        atelier d’écriture proposé en option aux étudiants de L2 et L3 de Lettres modernes, au 1er semestre de l’année universitaire.

-        9 séances de 2h le vendredi après-midi en BU

-        11 étudiants présents, 9 dossiers rendus (2 étudiants n’ayant pas finalisé leur inscription administrative)

 

L’animatrice a affiché clairement l’objectif de réfléchir et travailler sur la notion de créativité.

Lors de la 1ère séance, un court questionnaire a été distribué aux étudiants :

- à la question « pourquoi avez-vous choisi de vous inscrire en atelier d’écriture ? »,

4 ont répondu parce que j’ai déjà participé à un atelier et que j’ai aimé ça

2 pour améliorer mon style + 1 pour « ouvrir » mon écriture

2 pour apprendre des techniques d’écriture

2 parce que j’aime écrire

2 pour avoir un temps pour écrire

- à la question 2 « écrivez-vous en dehors de l’atelier ? »,

  • oui : 6

non : 5

- à la question 3 « si oui, quels types de texte ? »,

               nouvelles : 3, dont fantastiques : 2

               contes : 2

               poésie : 2

               roman : 2

               roman fantaisie ( ?) : 1

               articles de blog : 1

               théâtre : 1

- à la question 4 « pour vous être créatif c’est / ce serait… »,

               apporter de soi, ses propres idées dans un domaine quelconque

               utiliser l’ancien pour faire du neuf

               inventer à partir de rien (3)

               innover

               faire preuve d’invention

               être original

               être spontané

               éviter les tournures bateau

               chercher le détail qui fera la différence

               s’ouvrir à de nouvelles expériences d’écriture ou de vie qui nourrissent l’imagination

               se débarrasser de ses habitudes

               réussir à faire partager au monde extérieur notre monde intérieur

               avoir un projet et le réaliser

               sortir des normes

               laisser libre cours à l’imagination de façon à inventer ce qui nous ressemble

 

2 étudiants seulement sur 11 ont mis en évidence dans leur analyse réflexive du semestre un ou plusieurs des « gestes créatifs » pensés par l’animatrice. Les autres les ont pratiqués sans revenir dessus dans leur analyse.

Ces gestes étaient les suivants :

-        réécrire (séance 2)

-        traquer le cliché (séance 3)

-        fuir le joli (séance 4)

-        travailler à l’économie (séance 5)

-        oser le point de vue (séances 6 et 7)

-        détraquer la phrase (séance 8)

 

Points positifs :

-        grande liberté de parole dans le groupe

-        processus de réécriture au cœur de l’atelier (le postulat selon lequel un texte se travaille, s’ajuste, se réécrit, a été parfaitement compris)

-        plusieurs étudiants ont regretté de ne pas pouvoir, dans le cadre de l’atelier, se livrer à une 2ème réécriture d’un texte dont ils évaluaient positivement l’évolution

-        acquisition/consolidation de savoirs : sur les clichés, les registres, le point de vue

-        mise en circulation de ces savoirs (linguistiques, stylistiques, littéraires) débouchant sur des savoir-faire enrichissant la compétence scripturale dans la suite de l’atelier (plus de clichés non intentionnels après la séance 3, réutilisation du pdv interne après la séance 7)



[1] Nous optons ici pour un masculin générique, de même lorsque nous parlons de « participants » ou « scripteurs », mais nous pourrions tout aussi bien écrire « l’animatrice » et « les participantes » en raison de la prédominance des femmes dans les ateliers que nous animons.

[2] Pour une définition de la notion de créativité en termes cognitifs, voir Carole Bisenius-Penin 2013.

[3] Sur cette question, voir par exemple Piat (2005).

[4] Au fil des réécritures, l’étudiante est parvenue à faire coexister de façon convaincante un univers mythique et un point de vue personnel assumé par un je.

[5] Voir annexes.

[6] De ce point de vue, la confrontation des deux textes, souvent très différents, nés d’une même couverture illustrée avait déjà permis des échanges fructueux, les étudiants étant amenés à motiver leur version de l’histoire.

[7] Dans l’exercice précédent de « la couverture pour deux », ayant à inventer l’histoire correspondant à la couverture d’Aimer fatigue de Philippe Fusaro, sur laquelle figure une vignette représentant un homme en train de se raser, cet étudiant avait imaginé un personnage obsédé par sa barbe et avait joué sur les mots contenant les phonèmes [b], [a], [R].

[8] La séance a été l’occasion d’une mise au point sur la différence entre cliché et stéréotype. Le premier a été défini comme du « prêt-à-parler », le second comme du « prêt-à-penser » souvent, mais pas systématiquement, mis en forme par des clichés. Sur cette question, voir Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Nathan 1997.

[9] Voici le début de l’extrait étudié (Michèle Desbordes, Un été de glycine, Verdier, 2005, p. 9-11) : « La maison dont je vous parle, la maison dans l’Yoknapatawpha, n’était pas une maison comme les autres, douce et bonne à vivre, et qui de ses murs et de son toit vous aurait protégé des tempêtes. Cette maison-là n’avait rien à voir avec les maisons où l’on revient le soir manger, dormir et prendre du repos, et sans doute pouvait-on la redouter […]. »

[10] Le texte de Michèle Desbordes s’y prête, l’extrait choisi passant de la « description négative » à la « description positive » grâce aux figures de la comparaison et de la métaphore. Ainsi deux paragraphes après celui déjà cité : « Car la maison n’était pas que maison. Grande comme le comté, grande comme le monde puisque Yoknapatawpha était le monde, elle était terre démesurée, innommable et sans repos, elle était rêve, elle était désespoir […]. »

[11] On peut avoir une définition plus restreinte du stéréotype de pensée, qu’on limite aux jugements de valeur sur des groupes humains (voir Shapira C., 2014). Nous l’entendons ici dans son sens large de lieu commun.

[12] Sur les horizons d’attente des étudiants, on lira avec profit l’article de Christine Mongenot (2013).

[13] En témoigne l’analyse métaréflexive qui suit : « Cette séance m’a apporté quelque chose. Outre la distinction entre stéréotype et cliché, la ‘maîtrise’ de ces derniers. En ce qui concerne la créativité, je suis d’accord pour dire que les clichés sont de bons outils. Tout simplement parce qu’on peut jouer avec, et ce de plusieurs manières, comme nous l’avons fait au cours de cette séance : mettre les pieds dans le plat du cliché, l’éviter, s’en servir pour critiquer ou encore l’associer. »

[14] C’est-à-dire dont le travail stylistique leur procure un plaisir superficiel. Il ressort des discussions spontanées auxquelles la séance a donné lieu qu’avec le joli, on est du côté de l’ornement, du « plaisir de l’oreille », tandis que le beau « touche », malgré ses éventuelles irrégularités stylistiques.

[15] Cette consigne est une variante libre d’un atelier d’écriture proposé par Pierre Ménard sur son site www.liminaire.fr

[16] La notion de point de vue, et l’appariement contre-intuitif point de vue interne / 3ème personne, ont été vus dans les deux séances précédentes. Voir 2. 4.

[17] C’est en fait une expérience de lecture très courante, mais que les étudiants se contentent de vivre… (et tant mieux !).

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Commentaires
M
Très féconde, cette réflexion sur le cliché. J'espère pouvoir l'approfondir dans le domaine de l'atelier plurilingue : la tension y est forte entre la nécessité de pouvoir mobiliser, si possible rapidement, les "clichés de langue" que sont les expressions idiomatiques qui créent une impression de "naturel" (l'idéal implicite de certains enseignements de langue restant que l'étudiant puisse "passer pour un natif"), et une "appropriation" plus personnelle de la langue qui permette de s'y instituer comme sujet.<br /> <br /> J'essaierai de trouver le temps de préparer un petit topo là-dessus, je suis certaine qu'il y a de nouvelles pistes à découvrir en croisant les deux domaines.<br /> <br /> Merci en tout cas à Michèle et Lucile !
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