Poïétique et praxis, Carole Bisenius-Penin
Atelier de recherche sur la création littéraire
Marseille 5-6 février 2015
Carole Bisenius-Penin, Université de Lorraine
La question de la légitimité de l’écriture créative à l’université reste prégnante et problématique malgré la mise en place de master consacrés à la création littéraire en France. Comment la recherche peut-elle se saisir de cette réflexion sur l’écriture créative au sein de l’institution?
- A la recherche d’une poïétique (Etat des lieux, cadrage théorique) :
« recherche-création »
Pour explorer les processus de création, il me semble essentiel de s’intéresser au concept de P. Valéry, à la « poïétique » que l’on peut définir comme les études portant sur la fabrication, le « poïen », le faire, c’est-à-dire l’acte créateur en tant que travail, activité artisanale, processus. Pour Valéry[1], la poïétique doit être une science qui tend à analyser les trajets, les parcours du créateur qui mène de l’intention à la matérialisation de l’œuvre, une science qui vise donc l’étude des mécanismes de la création. Il faudra cependant attendre les travaux de René Passeron[2] et de T. Todorov dans les années soixante-dix et le détour par l’esthétique et la narratologie, pour que la poïétique apparaisse comme une science du faire scriptural mettant en lien le créateur, l’œuvre et le public. La poïétique peut constituer ainsi un outil pertinent dans le cadre de la création littéraire à l’université, étant donné que cette approche se donne pour objet l’étude des conduites opératoires à travers lesquelles l’œuvre se crée et permet donc à l’enseignant de rendre sensible les étudiants, d’un point de vue théorique, à l’acte créateur par l’observation, la production et la création de tout œuvre. L’atelier d’écriture universitaire peut être ainsi un dispositif innovant de construction des savoirs par le biais d’une pratique créative associée à une réflexion critique impulsée par ce détour à l’œuvre, cette rencontre possible avec l’écrivain. La recherche d’une poïétique au sein de l’atelier d’écriture universitaire vise donc à appréhender et à formaliser par le biais de la pratique scripturale et de la théorisation littéraire, le travail créateur, les processus de création. Or, méthodologiquement, cela pose d’emblée aussi la question de la définition du processus créatif qui n’est pas sans posé problème de part sa polysémie, l’ubiquité du concept et donc la nécessité par rapport à notre champ de recherche, de dresser un état des lieux notionnel (imagination, création, créativité…).
- A la recherche d’une praxis créative : « action-création-recherche »
Il me semble important ensuite de centrer nos investigations sur l’intérêt d’une praxis créative, c’est-à-dire d’une théorie de la pratique au sein de l’atelier d’écriture universitaire que l’on peut définir notamment comme : « […] un espace-temps institutionnel, dans lequel un groupe d’individus, sous la conduite d’un “expert” produit des textes, en réfléchissant sur les pratiques et les théories qui organisent cette production, afin de développer des compétences scripturales et métascripturales de chacun de ses membres »[3]. En fait, la spécificité structurelle de l’atelier permet d’inverser le processus éducatif habituel, le mode de transmission descendant des savoirs étant donné que l’étudiant-scripteur ne commence pas par produire un discours sur la littérature, mais pratique la littérature par l’expérimentation, par l’action. Il s’agit bien d’une démarche relevant de la praxéologie que l’on peut définir comme la théorie de la pratique, « une science de l’action efficace »[4], ou encore « une démarche construite (visée, méthode, processus) d’autonomisation et de conscientisation de l’agir »[5]. L’on ne peut omettre que toute tentative de création relève d’une « praxis ». Au sein de l’atelier conçu comme un ouvroir artisanal, un laboratoire d’expérimentation, l’objectifest de pratiquer une écriture inventive, privilégiant les réécritures et actualisant des savoirs littéraires. La démarche praxéologique mise en place dans l’atelier se combine en effet à la théorie littéraire car selon les besoins du groupe, il est possible d’enclencher la réactualisation de certaines notions théoriques (la focalisation, le sonnet, la césure…) en fonction des créations des étudiants-créateurs et des contraintes scripturales de départ. On constate à travers nos pratiques que l’objectif de l’atelier est induire une réflexion sur la pratique et la théorie, tout en valorisant la dimension réflexive. Cette dimension s’avère primordiale et réalisable à l’université grâce à la pratique d’un atelier-ouvroir associant création littéraire et créativité réflexive. L’atelier d’écriture doit donc mettre chaque étudiant-créateur dans une posture lectorale méta-réflexive, tant par rapport à sa propre production que par rapport à celle des autres. On voit, à travers ce jeu d’interactions, comment la pratique peut nourrir le théorique et vice-versa. La création littéraire en milieu universitaire apparaît donc comme la combinatoire possible d’une praxis créative et d’une créativité réflexive.
[1] Pour P. Valéry, la poïétique s’oppose à la « poétique » qu’il définit comme « un recueil de règles ou de préceptes esthétiques »
[2] Passeron, (R.), Recherches poïétiques, Paris, Klincksieck, 1974
[3] Reuter (Y.), « L’enseignement de l’écriture », Pratiques, n° 61, mars 1989, p. 75.
[4] Ardoino, (J.), « Praxéologie et poïétique », Actes du congrès AFIRSE (Association francophone internationale de recherche scientifique en éducation), 1994, disponible sur le site web à cette adresse : http://www.analysedespratiques.com/praxeologie-et-poietique
[5] Lhotellier (A.), St Arnaud (Y.), « Pour une démarche praxéologique », Nouvelles pratiques sociales, vol.7, n°2, 1994, p. 95.
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