Un champ soudé par l’interdisciplinarité, Anne Paupe

Un champ soudé par l’interdisciplinarité

L’activité de « création littéraire » à l’université est intrinsèquement complexe : d’un côté, la recherche implique plusieurs champs et compétences (didactique, épistémologie, écriture universitaire, etc.). De l’autre, l’enseignement suppose une aptitude à être tour à tour dans l’animation, l’écriture ou l’enseignement, voire à proposer une « performance artistique » comme l’écrit Corine Robet.

La création littéraire se trouve donc « entre ». Faut-il pour autant considérer à la suite de Marie Bourjea qu’elle n’est pas une discipline ? Tout dépend en fait de ce que l’on appellera une discipline. Frédéric Darbellay propose d’appeler discipline un domaine de connaissances institutionnalisé, qui suppose l’existence d’une communauté scientifique bien précise, travaillant à partir de présupposés et avec des objectifs communs, en s’isolant des autres disciplines (« Où vont les studies ? Interdisciplinarité, transformation disciplinaire et pensée dialogique », Questions de communication n° 25, 2014). La création littéraire a donc certaines caractéristiques disciplinaires, mais pas toutes. Elle est faiblement institutionnalisée et mal reconnue. Elle n’est pas cloisonnée et tient compte des apports d’autres disciplines (génétique des textes, analyse littéraire, narratologie, didactique, etc.). Mais il existe une communauté scientifique (ce blog en est la démonstration !) et la recherche repose sur des présupposés et des objectifs communs (valorisation de la création contre la normativité). En tout état de cause, on peut considérer la création littéraire comme un champ d’enseignement et de recherche interdisciplinaire, au sens où (toujours selon Darbellay) il y a « objet d’étude commun », travail « de manière coordonnée et interactive », « interaction, interface, co-production, bi- ou multi-association, intégration, transfert ou emprunt de concepts ou de méthodes, hybridation ».

Il me semble important de théoriser ce champ, non pas pour le plaisir, mais pour réfléchir à ses implications idéologiques et axiologiques. Une telle théorisation ne me semble pas incompatible, contrairement à ce que laisse entendre Marie Bourjea, avec le fait que l’écriture créative est une pratique vivante. Quelles sont donc les valeurs qui soudent ce champ ?

C’est d’abord son fonctionnement un peu à l’envers des disciplines établies : l’« enseignement » (il faudrait trouver un nouveau nom pour cette activité) fournit les matériaux empiriques pour la recherche, contrairement à ce qui se passe lorsque c’est la recherche produit des raisonnements et des théories que l’enseignement doit ensuite inculquer aux étudiant.e.s. Tout part donc de l’enseignement, me semble-t-il (je ne suis pas spécialiste de la recherche en création littéraire, merci de me dire si je me trompe).

Une autre source de cohérence, c’est la jubilation due à l’invention : pour les étudiant.e.s, celui, ludique et jubilatoire, de « se lâcher » ; pour l’animatrice/animateur d’ateliers, celui de susciter une envie de créer ; pour les chercheurs (peut-être de façon plus épisodique !) celui d’inventer des concepts. Et, paradoxalement, avec ce plaisir vient aussi la difficulté suprême, en contexte universitaire : prétendre faire émerger des voix singulières, mais dans le cadre d’un module qui permet d’obtenir des crédits, objectif qui suppose habituellement à rentrer dans un moule. Mon hypothèse est que cette ambivalence entre norme et originalité, plutôt qu’un obstacle, est constitutive du champ de la création littéraire.

Enfin, le champ de la création littéraire est aussi uni par ce que Marie-Laure Schultze appelle un « imaginaire collectif » : celui de la recherche, nourrie par des références communes (Barthes, l’Oulipo, Eco, etc.), et celui de l’atelier, qui à mon avis gagne beaucoup à utiliser la référence non seulement à des livres, mais aussi des films, des séries, des genres cinématographiques, voire des bandes dessinées, bref à se nourrir d’intertextualité et d’intersémioticité.